Article paru le 5 décembre 2017 sur le site infoguerre.fr
Fondée en 1977 par le canadien Paul Watson, l’ONG Sea Shepherd Conservation Society (SSCS) s’oppose depuis 2003 à divers acteurs japonais de la pêche aux cétacés, au premier rang desquels l’Institute of Cetacean Research (ICR), une organisation japonaise à but non-lucratif chargée de la coordination des campagnes de pêche à la baleine dans un but officiel de recherche scientifique, l’entreprise Kyodo Senpaku Kaisha Ltd, coordonnant la commercialisation des produits alimentaires issus des baleines pêchées, ainsi que les communautés de pêcheurs de dauphins du port de Taiji, dans l’ouest du Japon.
Enjeux d’influence et de puissance
Les enjeux pour la SSCS sont d’ordre idéologique, légal et réputationnel : d’ordre idéologique pour promouvoir sa vision biocentrique des interactions entre l’homme et son environnement naturel (par opposition à une vision anthropocentrique, encore très largement répandue dans la plupart des sociétés industrielles), d’ordre légal en agissant comme «justicier» pour faire respecter sur les mers le moratoire sur la pêche baleinière décrété en 1986 par l’International Whaling Commission (IWC) par des méthodes sortant elles-mêmes du cadre strictement légal (cf. infra), et enfin d’ordre réputationnel afin de s’imposer comme interlocuteur et lanceur d’alerte incontournable dans la lutte contre la pêche illégale et, plus risqué, «immorale».
Les enjeux pour les acteurs japonais de la pêche aux cétacés sont, quant à eux, d’ordre à la fois culturel, économique et réputationnel. Culturel, tant la pêche aux cétacés est ancrée dans la culture populaire et les habitudes culinaires de certaines régions côtières, constituant ainsi pour certains groupes de pression Japonais un bastion de résistance à l’uniformisation culturelle ressentie du fait de la mondialisation. Economique, de par la quantité et les niveaux de prix dégradés de la viande de baleine (les enchères se soldant régulièrement à des niveaux 50% inférieurs au prix de réserve, du fait d’un effondrement de la demande) d’une part et le montant des subventions publiques d’autre part. Réputationnel enfin, de par l’image largement entachée de la pêche baleinière auprès des opinions publiques internationales.
Il est intéressant de noter que, si la classe politique japonaise semble s’accorder sur un consensus pro-pêche baleinière traversant l’intégralité du spectre politique (du Parti Libéral Démocrate au Parti Communiste Japonais), l’opinion publique japonaise reste nettement plus partagée et dans tous les cas plus attentive à la forme prise par la confrontation qu’au fond lui-même (comme c’est souvent le cas dans un pays pragmatique comme le Japon).
Une asymétrie informationnelle
La confrontation entre les protagonistes de cette guerre d’usure est marquée par une asymétrie très nette des stratégies d’attaque informationnelle. Si la stratégie de la SSCS est axée sur des attaques informelles avec pour relais d’influence quasi-exclusif les médias, celle de l’ICR et des autres acteurs de la filière baleinière se place volontairement sur le terrain purement institutionnel et légal, avec de rares relais d’opinion publique.
Dans le cas de la SSCS, des campagnes ponctuelles de harcèlement violent en haute mer et dans les ports japonais sont annoncées à l’avance et menées dans le but d’alimenter une stratégie d’attaque par les médias, largement relayée par de nombreux soutiens dans le secteur de la télévision par câble ainsi qu’à Hollywood (dont de très nombreux acteurs de premier rang se trouvent parmi les membres du Comité de Surveillance de la SSCS). Cette concentration sur l’angle unique des médias fournit à l’ONG un levier de puissance décisif pour compenser sa taille et ses moyens financiers dérisoires en comparaison de ceux des acteurs institutionnels auxquels elle se confronte. Une série de télé-réalité intitulée «Whale Wars» a ainsi été diffusée sur la chaine du câble Animal Planet (propriété du groupe Discovery Channel) de 2008 à 2015, relatant saison après saison les campagnes de harcèlement menées par les divers bateaux à la disposition de la SSCS à l’encontre des baleiniers japonais dans les eaux de l’océan Antarctique. D’autre part, la SSCS a commissionné la production du film «The Cove», diffusé en 2009, dénonçant la pêche et la capture rituelle de dauphins dans la baie du port de Taiji, dans l’ouest du Japon. Le film a remporté le prix «US Audience Award» au 25ème Festival du Film de Sundance, un festival du cinéma indépendant très influent.
Les acteurs japonais ont quant à eux concentré leurs efforts sur une contre-attaque au niveau strictement institutionnel en renforçant leurs liens avec le gouvernement japonais (se voyant ainsi augmenter les subventions publiques dans le cadre des programmes de recherche JARPA et JARPN), en obtempérant aux injonctions initiales de l’IWC de mettre fin à certaines campagnes de pêche et de réduire le nombre de prises, et en initiant des poursuites judiciaires dans diverses juridictions internationales compétentes pour obtenir la condamnation des actes de «quasi-piraterie» des navires de la SSCS. La faible intensité des relais d’influence auprès de l’opinion publique, au travers de l’emploi du cabinet néo-zélandais Omeka Communications dirigé par le maori Glenn A. Inwood, en comparaison de celle des attaques de la SSCS illustre la stratégie de contournement employée par un camp japonais préférant éviter l’affrontement direct.
Les erreurs commises par l’ONG
La confrontation entre la SSCS et les acteurs japonais semble avoir tourné à l’avantage de ces derniers, et ce du fait de la nature des méthodes employées par la SSCS. Les méthodes confrontationnelles de l’ONG semblent en effet avoir constitué un point faible majeur de sa stratégie, s’attirant la critique d’autres ONG militant pour le respect du moratoire de l’IWC (au premier rang desquelles Greenpeace), les foudres de divers gouvernements occidentaux pourtant critiques de la pêche aux cétacés (procès perdus et en cours aux Etats-Unis, en Australie et en Nouvelle-Zélande) et s’aliénant une partie d’un grand public japonais pourtant relativement peu attaché à la composante culturelle de la pêche aux cétacés et initialement peu sensible aux intérêts de la filière baleinière.
D’autre part, la SSCS a clairement perdu la «course aux armements» imposée par des baleiniers japonais désormais équipés de matériel militaire de détection et de plus en plus souvent escortés de bâtiments de la Marine japonaise. L’ONG peine en effet à soutenir une cadence financière hors de portée alors même que l’Australie persiste à lui refuser le statut d’organisation reconnue d’intérêt public, qui permettrait de défiscaliser les dons reçus et ainsi d’élargir la base des donateurs.
C’est ainsi que le 28 août dernier, la SSCS a annoncé l’abandon des campagnes de harcèlement des baleiniers japonais dans l’océan Antarctique et un redéploiement sur d’autres «points chauds» tels que les côtes africaines, l’Islande ou encore les îles Féroé. De plus, l’ONG semble opérer un glissement de cible, passant des acteurs institutionnels de la pêche en amont (ICR par ex.) aux consommateurs des produits de cette pêche plus en aval (produits alimentaires, visiteurs des aquariums et delphinariums situés dans les pays non-membres de la World Association of Zoos and Aquariums, par exemple), avec pour objectif évident de se concentrer sur des campagnes de «name and shame».
Déjà en 2005 la SSCS avait-elle contribué à faire plier la société Nissui (Nippon Suisan Kaisha Ltd), un acteur majeur du secteur japonais des produits alimentaires issus de la mer, en lui faisant abandonner définitivement son activité baleinière. Il s’agit désormais pour l’ONG d’exercer une pression directe sur le grand public afin de rendre l’achat d’un billet d’entrée à un delphinarium, par exemple, « socialement et moralement inacceptable ».
Picture credits: Sea Shepherd Conservation Society
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