Interview donnée au Centre Algérien de Diplomatie Economique (CADE), le 10 janvier 2020. Merci à M. Anis KHELLAF.
CADE – L’affaire Carlos Ghosn est désormais de notoriété mondiale. Est-il possible de revenir sur la chronologie des événements inhérents à ce dossier ?
Nicolas Michelon – Carlos Ghosn est arrêté à Tokyo le 19 novembre 2018 à sa descente d’avion, suite à une enquête interne de Nissan que l’on sait désormais avoir été lancée dès le début de l’année 2018 au moins. Il est intéressant de noter (et ce sera la première d’une longue série de coïncidences de calendrier) que cette enquête interne a pu être menée grâce à l’addition au premier trimestre 2018 dans l’arsenal législatif japonais d’un tout nouveau dispositif de réduction de peine inspiré des Etats-Unis, permettant à une personne incriminée de bénéficier d’une immunité contre toute poursuite si celle-ci collabore à l’enquête et contribue à l’inculpation des échelons supérieurs. C’est précisément ce dont ont bénéficié 2 cadres (1 japonais, M. Toshiaki Onuma, et 1 étranger, M. Hari Nada) de Nissan.
Le soir-même de son arrestation, le PdG de Nissan, Hiroto Saikawa, donne une conférence de presse dans laquelle il annonce l’arrestation de M. Ghosn dans des termes durs et définitifs, loin de la prudence habituelle dans ces conditions : pas de « il semblerait que… », « la Justice nous informe que… », « M. Ghosn aurait… ». Il parle même de « fautes graves » et de « trahison ». Le soir-même de son arrestation, la culpabilité de M. Ghosn ne fait donc aucun doute pour Nissan…
Trois jours plus tard, le 22 novembre, le conseil d’administration de Nissan suspend Carlos Ghosn de ses fonctions, suivi par celui de Mitsubishi le 26 novembre. La rapidité de la prise de décision est admirable, d’autant que M. Ghosn n’est alors toujours formellement inculpé de rien !
Le 10 décembre, Carlos Ghosn est mis en examen pour un 1er chef d’accusation : non-déclaration d’une partie de ses revenus (en l’occurrence, la partie qui constitue les deferred revenues qu’il doit recevoir après son départ en retraite).
Le 21 décembre, il est de nouveau arrêté (alors qu’il est interné à la prison de Kosuge depuis sa 1ère arrestation à l’aéroport de Tokyo), pour un second chef d’accusation : il aurait imputé temporairement à Nissan des pertes encourues sur ses investissements personnels (des positions de change), le temps de dégager du collatéral supplémentaire exigé par sa banque pour couvrir ces mêmes pertes. Il est mis en examen pour cela le 11 janvier 2019.
Le 7 février 2019, c’est au tour de Renault de se joindre publiquement à l’affaire, accusant M. Ghosn d’abus de biens sociaux dans « l’affaire du Château de Versailles ».
Le 6 mars, après plusieurs tentatives de ses avocats, ceux-ci obtiennent la libération sous caution de leur client. M. Ghosn est placé en résidence surveillée, dans l’attente du début de son procès.
Le 3 avril, M. Ghosn ouvre un compte Twitter sur lequel il annonce préparer une conférence de presse, durant laquelle il prévoit de présenter aux médias et au public sa version des faits et de nommer les personnes au sein de Nissan responsables de cette affaire.
Le lendemain, au petit matin, il est de nouveau arrêté, officiellement « pour avoir violé les conditions de sa libération sous caution », et de nouveau interné à la prison de Kosuge. Il est dans la foulée poursuivi pour un 3ème chef d’accusation : le détournement de commissions payées par Nissan à un distributeur basé à Oman, commissions redirigées vers une structure libanaise dont son épouse, Carole Ghosn, serait directrice selon le Procureur.
Le 8 avril, le conseil d’administration de Nissan démet Carlos Ghosn de sa dernière fonction, celle d’administrateur, suivi par le conseil d’administration de Mitsubishi.
Le 25 avril, M. Ghosn est de nouveau libéré sous caution et placé en résidence surveillée, à la condition de n’avoir aucun contact avec son épouse.
Il s’enfuit du Japon le 31 décembre 2019, en rejoignant l’aéroport de Osaka – Kansai International par le train, puis par jet privé jusqu’à Istanbul, où un autre jet privé l’attend pour l’emmener à Beyrouth.
Le 8 janvier, il donne une conférence de presse à Beyrouth dans laquelle il donne sa version de l’affaire et présente certains des éléments de sa défense.
CADE – Quels sont les acteurs clés dans cette affaire et les enjeux cachés derrière chaque partie prenante ?
NM – On peut catégoriser les parties prenantes à cette affaire en 3 groupes : les acteurs au sein de Nissan, les acteurs institutionnels français et les acteurs institutionnels japonais.
Au sein de Nissan, les noms sont connus : Hari Nada et Toshiaki Onuma (tous deux membres du département juridique), Hiroto Saikawa naturellement (le PdG de Nissan au moment où éclate l’affaire ; il a été démis de ses fonctions en décembre 2019), mais également Hitoshi Kawaguchi (Vice-Président de Nissan, en charge alors des affaires publiques) et Hidetoshi Imazu (auditeur). Enfin, et non des moindres, Masakazu Toyoda, un directeur indépendant nommé au conseil d’administration de Nissan au début de l’année 2018 et ancien cadre du puissant Ministry of Economy, Trade and Industry (METI). Difficile de ne pas le considérer comme l’homme du gouvernement japonais en charge de surveiller Nissan… Pour ces cadres de Nissan, la problématique est simple : ils ne veulent pas d’une fusion irréversible avec Renault, et certainement pas dans les conditions voulues par l’Etat Français, à savoir avec une participation minoritaire de Nissan et sans droit de vote qui plus est. Ces conditions ont pourtant été combattues par Carlos Ghosn lui-même, qui n’y croyait pas et leur préférait une structure d’alliance garantissant une importante autonomie pour chacune des entités mais sous une structure d’alliance unique et seule émettrice d’actions. L’hostilité croissante des autorités françaises à l’égard de M. Ghosn semble avoir envoyé un signal très clair à Nissan : c’est vers une fusion irréversible que l’alliance se dirige, que Carlos Ghosn le veuille ou non.
Les parties prenantes institutionnelles françaises sont principalement Emmanuel Macron, Ministre de l’Economie de 2014 à 2016, qui fera appliquer la Loi Florange à Renault, point de rupture dans la relation entre Renault et Nissan. La Loi Florange, introduite par son prédécesseur Arnaud Montebourg au moment du rachat des hauts fourneaux d’Arcelor à Florange par l’indien Mittal, permet à l’actionnaire public qu’est l’Etat Français de disposer d’un double droit de vote au conseil d’administration des entreprises dans lequel il est actionnaire. Pour s’assurer que le conseil d’administration de Renault ne puisse s’y opposer, M. Macron fait augmenter les parts de l’Etat dans Renault temporairement de 15 à 20% sans en informer Renault. Cette décision dégrade fortement la relation personnelle entre M. Ghosn et M. Macron, d’autant que ce dernier (en prévision de sa candidature à la Présidence de la République ?) s’attaque également à la double rémunération de Carlos Ghosn et menace de « légiférer » sur cette question. Le divorce entre les deux hommes est consommé, d’où vraisemblablement le silence assourdissant du Palais de l’Elysée depuis le début de l’affaire Ghosn. Dans sa conférence de presse du 8 janvier 2020, celui-ci affirmera ainsi « ne rien attendre de la France ».
Enfin, les acteurs institutionnels japonais sont le Bureau des Enquêtes Spéciales (Tokubetsu Sôsabu) du Parquet de Tokyo, en charge de la poursuite de M. Ghosn. Ce service est craint et respecté au Japon, tant son « tableau de chasse » est impressionnant : un Premier Ministre, des Ministres et Vice-Ministres d’Etat, et des leaders de partis politiques et chefs de grandes entreprises. Egalement partie prenante est l’ancien Ministre de l’Economie (METI), Hiroshige Seko, dont les positions nationalistes ne sont un mystère pour personne et dont il se dit que des emails émanant de ses services auraient donné le signal du lancement de l’enquête interne à charge contre Carlos Ghosn. Enfin, se pose la question de l’implication de Yoshihide Suga, Chef du Cabinet du Premier Ministre. Elu de la 2ème circonscription de Kanagawa (où se situe le siège mondial de Nissan), il est membre du Nippon Kaigi, principal lobby politique au Japon, ouvertement nationaliste d’un point de vue politique, économique et culturel. Vue du Japon, les conséquences capitalistiques de l’application de la Loi Florange sont catastrophiques. Les Japonais considèrent que la France cherche à leur imposer un « Traité de Versailles » capitalistique inacceptable, d’autant qu’il ne reflèterait plus le réel rapport de force financier et technologique très largement au bénéfice de Nissan. Il faut rappeler que Nissan contrôle alors 15% de Renault, sans droit de vote, alors qu’il génère plus de la moitié des bénéfices consolidés de l’alliance, près de 2/3 des ventes mondiales et que sa valeur résiduelle (hors liquidités et valeur des participations croisées) est près de 18 fois supérieure à celle de Renault !
L’enjeu pour le camp japonais, qu’il s’agisse des acteurs de Nissan ou au sein du gouvernement, est donc clairement de déstabiliser la clef de voute de l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi qu’est Carlos Ghosn afin d’affaiblir le camp français et reprendre le contrôle de 2 actifs stratégiques majeurs : Nissan (2ème constructeur automobile japonais) et Mitsubishi (8ème).
CADE – Une nouvelle donne dans ce dossier change le rapport de force, l’évasion de Carlos Ghosn. Quelles peuvent être les conséquences judiciaires et diplomatiques de cette évasion ? Quels sont les éléments clés qu’apporte Carlos Ghosn dans son interview ?
NM – La fuite de Carlos Ghosn, pour surprenante et rocambolesque qu’elle soit, ne change pour ainsi dire rien au fond de l’affaire, qui reste une affaire de guerre économique entre le Japon et la France. M. Ghosn le confirme lui-même dans sa conférence de presse du 8 janvier 2020 : il a été ciblé pour la seule raison qu’il était la clef de voute de l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi et qu’en l’écartant, les japonais parviendraient à affaiblir les intérêts français et à reprendre le contrôle de Nissan et Mitsubishi.
Il a également confirmé très clairement que l’épisode de la Loi Florange marque le point de rupture définitif entre français et japonais. Il indique en creux, ce qui est ma conviction depuis le début de cette affaire, que qui que ce soit qui ait été à la tête de l’alliance, l’objectif japonais de déstabilisation aurait été le même. Seule la stratégie aurait changé, suivant les points faibles du personnage ciblé. Mais l’issue aurait été la même.
D’un point de vue juridique et politique, il est néanmoins permis de s’interroger sur plusieurs points : comment Carlos Ghosn a-t-il pu s’enfuir aussi facilement ? Pourquoi était-il surveillé à Tokyo par une entreprise privée payée par Nissan, qui est partie civile dans cette affaire ? Pourquoi les enregistrements de vidéo-surveillance de son domicile n’étaient-ils présentés au juge qu’une fois par mois ? Presque 10 jours après son évasion du Japon, aucune tête n’est tombée, ni au Ministère de la Justice, ni à la Police Métropolitaine de Tokyo, ni aux services d’immigration. Pas non plus de démission… Seule une Notice Rouge d’Interpol a été transmise aux autorités libanaises à la demande du Japon, mais ces notices n’ont aucun caractère contraignant… Enfin, un mandat d’arrêt vient d’être émis par le Ministère de la Justice japonais à l’encontre de Carole Ghosn, pour parjure, mais le Liban n’a aucun accord d’extradition avec le Japon…
Dès lors, l’Etat japonais n’a-t-il pas eu intérêt à laisser partir Carlos Ghosn, tout du moins à laisser les mailles du filet suffisamment larges pour qu’il s’enfuit, afin de se débarrasser d’un individu encombrant maintenant qu’il a été écarté définitivement de l’alliance ? Ce qu’il a révélé lors de sa conférence de presse à Beyrouth, et tout ce qu’il pourra révéler à partir de maintenant, le sera en tant que fugitif et pourra ainsi être considéré comme de la calomnie plus aisément que si les mêmes arguments avaient été présentés dans le cadre d’un procès en bon et due forme, avec le soutien de ses avocats japonais. Ce n’est naturellement à ce stade qu’une hypothèse, mais elle ne me semble pas la plus farfelue. L’avenir, et ce que feront ou ne feront pas les autorités japonaises, nous donneront probablement des indices dans ce sens…
CADE – Selon vous, quelle sortie de crise serait envisageable ?
NM – Il semble aujourd’hui trop tard pour envisager une sortie de crise satisfaisante, tant les camps japonais et français semblent avoir été jusqu’au-bout-istes, les uns dans l’attaque, les autres dans la passivité.
Pour les japonais, si la stratégie visant à évincer Carlos Ghosn de l’alliance et à affaiblir l’influence française se solde par un indéniable succès, il faut s’interroger sur le coût de cette victoire et celle-ci semble être de celles « à la Pyrrhus » : depuis l’arrestation de M. Ghosn, la capitalisation boursière du groupe Nissan a fondu de près de 12 milliards de dollars et l’image du constructeur a été entachée durablement, d’autant que la purge de nombreux des cadres proches de M. Ghosn s’est poursuivie pendant encore de nombreux mois, parasitant des processus décisionnels déjà perturbés.
L’image du Japon en général a également été entachée, aussi bien en ce qui concerne son système juridique que les mesures récentes prises pour améliorer la gouvernance d’entreprise. Les arcanes du système judiciaire japonais restent difficiles à comprendre pour le public, et les fameux « 99,4% de taux d’inculpation », même si mal compris, n’aident pas. Sur le plan de la gouvernance d’entreprise, l’évolution de la structure du conseil d’administration de Nissan, avec la multiplication du nombre de directeurs indépendants, ne doit pas nous leurrer : le nombre de directeurs indépendants présentant d’importants conflits d’intérêt ou des profils totalement inadaptés au rôle (tel celui de Mme Keiko Ihara, dont le seul mérite semble d’être la première femme à concourir aux 24 Heures du Mans…) suggère que beaucoup ne seront là que pour donner plus de poids au vote des dirigeants de Nissan.
Pour le camp français, enfin, le bilan est terrible. L’influence de Renault est durablement affaiblie et l’insistance pour privilégier un mode de décision consensuel avec les japonais semble totalement illusoire tant le divorce semble aujourd’hui profond. Thierry Bolloré, un temps nommé en remplacement de M. Ghosn, a lui aussi été rapidement écarté du fait de ses doutes quant au succès de la politique du « business as usual » avec Nissan et Jean-Dominique Sénard, nouveau Président de Renault, semble avoir le plus grand mal du monde à remettre l’alliance sur le chemin de la croissance, en dépit d’un style humain et managérial aux antipodes de celui de Carlos Ghosn. Enfin, l’Etat français semble avoir opté, après la passivité, pour le parasitage. La perspective d’un rapprochement avec l’italien Fiat Chrysler (FCA), dans une conjoncture de retournement du cycle automobile mondial et des nombreux défis de nouvelles mobilités à relever, a été torpillée par le Ministère de l’Economie, de l’avis même de Renault et FCA. Nous connaissons la suite : FCA a annoncé son rapprochement avec PSA. Une belle occasion manquée de consolidation pour Renault, mais aussi une occasion manquée de contre-attaquer en diluant Nissan dans un ensemble plus grand… Renault a d’ailleurs vu lui aussi sa capitalisation boursière fondre, de plus de 5 milliards d’Euros depuis le début de l’affaire.
L’affaire Carlos Ghosn est donc avant tout celle d’un gâchis : une victoire à la Pyrrhus pour les japonais, une défaite complète par manque d’anticipation et une absence totale de réaction pour les français. Elle aura au moins l’intérêt de représenter probablement le plus parfait exemple de guerre économique, tant elle recouvre l’intégralité des facettes de l’intelligence économique, à l’exception peut-être de l’aspect cyber…
Interview reproduite avec l’aimable autorisation du Centre Algérien de Diplomatie Economique (CADE)
Picture credits: Bloomberg
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